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A LA RENCONTRE DES AISSAWA |
Alain Brunet, La Presse, Montréal, 28/10/06 |
Le Festival du monde arabe y a songé
: ce soir au Corona, énergies sacrées et profanes emprunteront
le même passage. La confrérie marocaine des Aïssawa
de Fès et le groupe de jazz parisien Niyya actualiseront ensemble
un rituel nocturne de 400 ans : la lila aïssawa ou nuit aïssawa.
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Les Aïssawa se sont fait connaître par
leurs pratiques religieuses fondées sur la danse et la musique
portées à leur paroxysme, conditions essentielles à
la transe dans les sociétés traditionnelles. Lorsqu’ils
atteignent cet état, les fidèles aïssawa croient entrer
en communion avec le divin. Parmi les confréries soufies les plus
importantes du monde musulman, celle des Aïssawa a été
fondé au XVème siècle à Meknès par
Mohammed Ben Aïssa, surnommé El Kamel (Le Parfait) et considéré
comme l’un des grands saints du Maroc. « Au début les
fidèles de Mohammed Ben Aïssa se réunissaient pour
réciter des litanies et faires des invocations à Dieu. Il
s’agissait alors d’une pratique très orthodoxe, très
normative. Depuis, les Aïssawa ont essaimé un peu partout
dans le monde musulman, en Algérie, en Tunisie, en Lybie, en Irak
ou même dans le sud de la France », explique Mehdi Nabti,
saxophoniste (alto) et sociologue, initiateur de cette lila aïssawa
nouveau genre. Vous aurez deviné que le sujet de sa thèse
de doctorat porte sur la confrérie des Aïssawa. Au niveau
artistique, il a étudié leur répertoire de plus de
300 chansons, il a participé comme musicien à plusieurs
de leurs rituels. Pourtant, Mehdi Nabti n’est pas Marocain mais
bien Français d’origine Kabyle, élevé en banlieue
parisienne. De culture musulmane, il se dit non religieux. Adepte du jazz
contemporain, il a étudié le saxophone avec François
Jeanneau, Philippe Sellam et Steve Coleman. « Difficile de choisir
entre les deux domaines », soupire le jeune trentenaire qui ne choisira
peut-être jamais entre le monde des sons et celui des idées.
De concert avec Haj Azedine Bettahi, chef de la confrérie des Aïssawa de Fès, Mehdi Nabti a beaucoup appris sur les rituels aïssawa. « On peut considérer ces musiciens comme des officiants, des maîtres de cérémonies comparables aux tambourineurs vaudous. Les rituels aïssawa ont lieu dans des contextes très précis, tout y est codifié et transmis de génération en génération. Leur système de croyance est assez complexe, il est évidement soufi mais on y trouve aussi des éléments animistes, probablement originaire des Dogons d’Afrique de l’Ouest. » Et comment ce mysticisme se traduit-il en musique ? « Leur système d’organisation musical est fondé sur la sexualité symbolique : ils décomposent leurs rythmes en féminin et masculin. Le rythme féminin est immuable, il peut comporter plusieurs mesures composées ou non. Le rythme masculin est ‘celui qui travaille’, les joueurs qui y sont assignés complètent le rythme féminin en improvisant. Il y a généralement plusieurs rythmes féminins et masculins pour un titre, ce qui produit une polyrythmie. » Cette mise en transe est déployée par les bendirs (tambourine), bouznazen (tambourine avec cymbales), tarijas (petite derboukas), tables (double tambour à baguettes), tbel (tambour porté à l’épaule), karkabous (castagnettes) ou nefir (trompe). C’est alors que la musique sacrée des Aïssawa entre en contact avec le jazz moderne du groupe Niyya. Comment la fusion s’opère-t-elle ? Mehdi Nabti résume : « je reprends les éléments techniques du répertoire des Aïssawa, les rythmes de percussions, les chants religieux vocaux et les mélodies de hautbois. Je les décortique et je les adapte aux instruments occidentaux (saxophone, basse, batterie). A partir de ce matériau je compose d’autres rythmes et d’autres mélodies en superposition des leurs, comme une couche supplémentaire en interaction avec eux. Tout se fait en étroite collaboration avec les Aïssawa qui sont régulièrement consultés me corrige le cas échéant, surtout au niveau des agencements rythmiques avec la batterie. Les modes mélodique que j’exploite sont tributaires de la musique occidentale mais peuvent aller vers les quarts de tons de la musique classique arabe. Evidement on peut y trouver des influences africaines, berbères ou même andalouses. Cela étant, j’essaie de jouer dans la simplicité parce que je joue avec des musiciens traditionnels qui n’ont pas l’habitude du jazz. C’est un travail de complémentarité. » « En travaillant avec des hommes dont les croyances
ne sont pas les miennes, j’essaie de montrer que nous sommes tous
des humains au bout du compte. Et j’espère que nous continuerons
à nous mélanger. » |